Depuis près de deux siècles, l'école est au centre des passions françaises. L'échec de la "loi Savary", provoqué par les grandes manifestations de l'été 1984, laissait penser que les Français avaient définitivement clos la querelle scolaire qui opposait les partisans de l'école "libre" à ceux d'un "grand service public unifié"; en un mot, l'Église catholique à l'État laïque. Mais très récemment, "l'affaire des foulards de Creil" a remis l'école à l'ordre du jour (cf, L'Histoire nO 128, p. 88). Le modèle de l'école à la Jules Ferry allait-il être rejeté ? Allait-on abandonner la neutralité et la fonction intégratrice de l'instruction publique. Soyons clairs : au-delà de cette polémique se profile la question de l'assimilation des étrangers.
Voilà pourquoi nous avons demandé à MONA OZOUF de retracer les difficiles rapports que les Français entretiennent avec leur école depuis la Révolution. On verra que nombre d'idées reçues sont remises ici à leur place : l'alphabétisation n'a pas commencé avec la République; Jules Ferry n'a pas inventé l'école pour tous; la fin de l'affrontement entre l'Église et l'État exige aujourd'hui de redéfinir la laïcité, etc. Philosophe et historienne, MONA OZOUF est directeur de recherche au CNRS. Avec François Furet, elle a codirigé le Dictionnaire critique de la Révolution française (Flammarion, 1988) qui fait autorité. Après La Fête révolutionnaire, 1789-1799 (Gallimard, 1976) et L'école de la France. Essais sur la révolution, l'utopie et l'enseignement (Gallimard, 1984), elle vient de publier L'Homme régénéré. Essais sur la Révolution française (Gallimard, 1989).
L'HISTOIRE : A lire les historiens républicains du XIXe siècle, on a parfois
l'impression que la France de l'Ancien
Régime était peuplée d'illettrés, en proie
aux croyances superstitieuses les plus
obscurantistes... Qu'en est-il, en réalité,
de l'éducation des Français à la veille de
la Révolution ?
MONA OZOUF : L'éducation des Français
se porte beaucoup mieux que ne l'ont
ensuite dit ou supposé les partisans de la
Révolution. Il est faux de prétendre que
l'alphabétisation a été l'oeuvre de la seule
République. Sous l'Ancien Régime
l'école primaire est, en effet, l'objet d'un
triple investissement : de la part de
l'Église, de l'État et, phénomène beaucoup moins connu, de la part des
communautés d'habitants.
L'Église catholique joue alors un rôle
majeur. D'abord parce qu'elle est présente jusque
dans les plus petites paroisses et dispose ainsi d'une infrastructure
essentielle. Ensuite, parce qu'elle a eu à
répondre au défi protestant, donc à élaborer une véritable
philosophie de l'école
qui n'existe nulle part ailleurs sous
l'Ancien Régime et dont la finalité chrétienne et morale
vise à normaliser les comportements. Au regard de cette présence
de l'Église, l'État paraît traîner les
pieds. Même les administrateurs éclairés
ne considèrent pas que l'école fait nécessairement
partie de l'arsenal de la modernisation de l'État.
D'autant qu'ils se méfient de l'instruction populaire dont
ils craignent qu'elle fasse naître des espérances illusoires.
Enfin, il y a le rôle souvent négligé et
fondamental des communautés d'habitants. Ce sont elles qui
prennent l'initiative d'engager les maîtres d'école, avant
que ceux-ci soient approuvés par les
autorités ecclésiastiques. D'où l'inégalité
régionale qui règne en matière d'éducation:
à une France du Nord-Est dont les
communautés d'habitants sont très actives et qui se
trouve largement alphabétisée s'oppose une France du Sud-Ouest
retardataire.
J'ajoute que l'école de l'Ancien
Régime est très différente de celle que
nous connaissons aujourd'hui. Elle correspond à peine
à un espace - une grange ou le coin d'un champ peuvent faire
l'affaire - à un temps scolaire - elle
ouvre de la Toussaint à Pâques, et encore
de manière intermittente - à un métier
- le maître fait office de coadjuteur du
curé, de sacristain - enfin, l'école ne
propose aucun programme défini - le
catéchisme en constitue l'essentiel, puis
l'apprentissage de la lecture, de l'écriture,
éventuellement du calcul.
L'HISTOIRE : Parmi les projets éducatifs
révolutionnaires, on connaît surtout
aujourd'hui, celui de Condorcet, peut-être parce
que l'homme vient d'être panthéonisé et bénéficie
d'une sorte de réhabilitation, Mais le projet de Condorcet
est-il représentatif des ambitions scolaires de la Révolution ?
MONA OZOUF : Non, car Condorcet
reste isolé. Il s'agit d'ailleurs d'un projet malchanceux
puisque son auteur,
qui y travaillait depuis 1791, le présente à
l'Assemblée législative le 20 avril 1792,
jour de la déclaration de guerre à
l'Autriche !
Cela dit, nous reconnaissons
aujourd'hui beaucoup de nos préoccupations dans ce projet
extraordinairement
cohérent et novateur. Condorcet propose
l'entière gratuité d'un enseignement qui
serait identique pour les filles et les garçons,
disposition tout à fait radicale,
et Condorcet est presque le seul, parmi les révolutionnaires,
à penser l'égalité des sexes. Il envisage aussi une
éducation rigoureusement étrangère à
tout principe confessionnel. Ce libéral
redoute à tel point le dogmatisme qu'il
se méfie même d'une possible emprise de
l'État issu de la Révolution et de ce qu'il
appelle "l'enthousiasme" révolutionnaire, auquel
il oppose la Raison. Il écarte donc d'emblée tout enseignement
dont le contenu pourrait faire l'objet
d'un culte. Enfin, il ne préconise pas
l'obligation scolaire. Non parce qu'il ne
croit pas à l'instruction de tous. Mais
parce qu'il prévoit déjà le formidable
effet d'entraînement de l'éducation et
nous savons bien qu'aujourd'hui, la
demande sociale de scolarisation des
enfants a débordé le cadre de l'obligation.
L'HISTOIRE : On qualifie souvent notre
école républicaine d'école "jacobine",
c'est-à-dire centralisatrice et normalisatrice, Mais, face aux propositions
libérales de Condorcet, y a-t-il jamais eu un
projet d'école élaboré par les jacobins ?
MONA OZOUF : Les révolutionnaires
n'ont pas eu le temps de le mettre en
oeuvre, mais il a bien existé un projet
d'école jacobine, dont les propositions de
Le Peletier de Saint-Fargeau sont l'illustration exemplaire.
Le rayonnement du projet de Le Peletier tient à ce qu'il
émane d'un martyr de la Révolution, un
régicide assassiné la veille de l'exécution
du roi, et qu'il est, six mois après la mort
de son auteur, défendu à la tribune de
la Convention par Robespierre en
personne !
Il s'agit d'un projet complètement
englobant, qui prévoit le monopole de
l'État sur l'enseignement, l'obligation
scolaire absolue et le placement des écoliers dans des
internats de type spartiate
(des "maisons d'égalité") où tous les
enfants seront astreints aux mêmes
règles pour y faire l'apprentissage de
l'austérité, de la frugalité et de l'endurance, vertus
supposées républicaines.
Ce projet ne verra pas le jour. Mais il
demeure le modèle le plus achevé de
l'intégration de l'enfant, arraché à sa
famille et soumis à un impératif central:
la formation du citoyen, voire de
"l'homme nouveau".
L'HISTOIRE: Après la chute de Robespierre, en juillet 1794,
les thermidoriens abandonnent-i1s cette obsession pédagogique
de la Révolution qui tend à former un "homme nouveau" ?
MONA OZOUF: Absolument pas. Il est
vrai que Thermidor marque un recul des
ambitions révolutionnaires dans certains
domaines. La Constitution de l'an III
celle du Directoire, abandonne, par
exemple, les principes d'obligation et de
gratuité scolaires. C'est-à-dire que la
rétribution des maîtres d'école est laissée
à la charge des familles. Mais il s'agit
plus de réalisme que d'abdication : l'État
n'a tout simplement pas les moyens
nécessaires pour satisfaire une demande
générale d'instruction. Ainsi, par pragmatisme,
Thermidor invente un modèle
promis à un bel avenir : la concurrence
entre l'école d'État et l'école traditionnelle des
communautés rurales, dominée
par l'Église.
En revanche, les thermidoriens ne
renoncent pas du tout à la formation
d'un "homme nouveau". Leur obsession pédagogique
se révèle peut-être
d'autant plus vive qu'ils ne disposent plus
de la Terreur pour purger la société de
ses éléments contre-révolutionnaires.
D'où leur acharnement à imposer aux
masses rurales le calendrier républicain
où les fêtes révolutionnaires sont destinées à
remplacer les fêtes religieuses.
Dans ce cadre, l'école, instrument de la
formation du citoyen, devient le lieu d'un
investissement politique formidable.
L'HISTOIRE : En ce sens, le Consulat et
l'Empire marquent-ils une rupture ou
une continuité par rapport à la période
révolutionnaire ?
MONA OZOUF : Il existe en France une
permanence dont la compréhension est
indispensable à l'explication des passions
que soulève la question scolaire : la
Révolution a inventé l'école comme
enjeu politique. Et les Français continueront
ensuite à lui demander beaucoup
plus que la simple transmission des
savoirs élémentaires, ils lui demanderont
de faire advenir un homme régénéré. On
comprend là pourquoi partisans et adversaires
de l'enseignement public partagent,
sans le savoir, une même conviction :
l'école a le pouvoir de changer la société.
La manière dont Napoléon traite le
problème scolaire témoigne d'ailleurs de
cette certitude. Aux yeux du Premier
Consul, puis de l'Empereur, l'école est
l'instrument de la cohésion nationale.
C'est pourquoi il tient à ce que l'État ait
le monopole de l'enseignement. Mais ce
monopole aura une base... confessionnelle.
Car Napoléon sait qu'il n'a pas,
plus que les révolutionnaires, les moyens
de créer un réseau scolaire complet. Il
laisse donc subsister les écoles privées,
mais les soumet au contrôle de l'État.
L'Église accepte de se conformer à cette
règle, manifestant en cela le même réalisme
que l'Empereur : la situation de
quasi-désespérance dans laquelle elle se
trouve au sortir de la Révolution lui
impose de se rapprocher de l'État pour
pouvoir durer.
L'HISTOIRE: Tout au long du XIXe siècle,
c'est pourtant le drapeau de la liberté
de l'enseignement que brandissent les
catholiques...
MONA OZOUF : Oui, car la situation politique évolue
en faveur de l'Église. Et, à
dater du tournant libéral pris sous la Restauration,
vers 1827, la revendication de
la liberté de l'enseignement confessionnel
devient pour elle un moyen de
s'affirmer, comme l'acceptation du contrôle de
l'État avait été un moyen de durer.
LA VICTOIRE DU PARTI CATHOLIQUE
Or, en 1830, si les hommes de la
monarchie de Juillet ont inscrit la liberté
de l'enseignement dans la Charte constitutionnelle
octroyée aux Français par
Louis-Philippe, ils s'accommodent fort
bien du monopole une fois installés au
pouvoir. Et la querelle recommence. En
1833, la loi Guizot marque une première
victoire du parti catholique. Victoire partielle,
car elle n'accorde la liberté de
l'enseignement qu'à l'école primaire.
Mais victoire tout de même, qui déplace
le débat vers le secondaire et provoque
une levée de boucliers dans le camp
adverse : les professeurs anticléricaux,
comme Victor Cousin, Edgard Quinet,
Michelet, forment un front commun
pour résister à l'offensive catholique.
C'est, paradoxalement, la IIe République (1848-1852)
qui donne satisfaction
aux aspirations de la bourgeoisie libérale,
avec la loi Falloux (1850). Celle-ci
accorde, en effet, la liberté à l'enseignement
secondaire et crée un régime très
favorable à l'Église : l'enseignement
privé s'émancipe complètement de l'État,
mais les autorités ecclésiastiques accentuent
leur surveillance sur l'école
publique.
Adolphe Thiers est tout à fait représentatif des
revirements de l'opinion bourgeoise qui ont permis cette évolution
de la question scolaire au XIXe siècle :
hostile au monopole sous l'Empire, puis
favorable au maintien de ce monopole
sous la monarchie de Juillet, il prend
parti pour la liberté de l'enseignement
sous la IIe République après les journées
d'émeute de juin 1848 qui provoquent,
chez lui comme chez tant d'autres, un
réflexe de conservation sociale.
Le triomphe catholique est cependant
de courte durée, arrêté par la nomination
inattendue de Victor Duruy à l'Instruction
publique sous le Second Empire.
Libéral et anticlérical, Victor Duruy fait
de ses réformes de l'enseignement une
arme dirigée à la fois contre les catholiques
et, surtout, contre les républicains
qu'il prive de leur argument essentiel.
Cela dit, Victor Duruy ne touche pas à
l'armature de la loi Falloux. Ses réformes n'en
provoquent pas moins la colère
des catholiques : il soumet à l'inspection
les écoles libres qui tiennent lieu d'écoles
publiques, il s'oppose au
remplacement des instituteurs laïques par des
congréganistes.
L'HISTOIRE : La passion extrême du
débat ne semble pas empêcher une évolution constante
au cours du XIXe siècle :
l'instruction devient progressivement
accessible au plus grand nombre, Car,
enfin, et en dépit de leurs différences
politiques, Guizot, Falloux et Duruy ne
partagent-ils pas le souci d'étendre la scolarisation ?
MONA OZOUF : En effet. L'affrontement
entre l'Église et l'État sur la question de
l'école est une chose. L'extension du
réseau scolaire sur tout le territoire français
en est une autre. Guizot, Duruy et
même Falloux complètent chacun ce
réseau. Une des dispositions les plus
importantes de la loi Guizot (1833)
consiste à imposer l'ouverture d'une
école de garçons dans les communes de
plus de 500 habitants. On renoue ici avec
l'idée, née sous la Révolution, qu'il existe
un rapport entre une population donnée
et un nombre souhaitable d'écoles. Protestant et
libéral, Guizot croit à la
progression du savoir. Il pense d'ailleurs
qu'elle va de pair avec le maintien de
l'ordre social. Falloux transforme la
réforme de Guizot dans un sens clérical ;
sa loi stipule que si une commune de plus
de 500 habitants possède déjà une école
privée, l'ouverture d'une école publique
n'y est pas nécessaire. Ce même Falloux,
pourtant, fait obligation aux communes
de plus de 800 habitants d'ouvrir une
école de filles. Et Duruy étendra cette disposition
aux communes de plus de 500 habitants...
L'HISTOIRE : Avant même Jules Ferry
que l'on crédite d'avoir imposé la scolarité à tous
les enfants, beaucoup de petits
Français vont donc à l'école...
MONA OZOUF : On pourrait presque
dire, en effet, que, dans ce domaine,
Jules Ferry s'est contenté de compléter
la législation. En 1870, la grande majorité des
enfants français sont déjà
scolarisés et, la plupart du temps, dans une
école publique. L'oeuvre des prédécesseurs de
Jules Ferry traduit, en fait, la
prise en compte d'une demande sociale,
véritable moteur de l'extension du réseau
scolaire. Par delà la véhémence des querelles sur
l'école, deux idées
fondamentales ont émergé au cours du XIXe siècle:
la nécessité d'une formation homogène
des maîtres sur l'ensemble du territoire
national (la création des Écoles normales de garçons
remonte à Guizot) ;
l'impératif d'un curriculum scolaire unifié.
Et l'immense débat sur l'obligation
scolaire qui agite les débuts de la IIIe
République surgit au moment où la question est
déjà presque réglée dans les faits, même si l'école
n'est pas encore dans
ce cadre aux emplois du temps et aux
programmes stricts que définira Ferry.
L'HISTOIRE: Est-ce, alors, la question
de la laïcité qui provoque tant de passions
dans les années 1880 ? Car le
combat des républicains pour l'installation et
la consolidation du régime semble passer par la
victoire de l'école laïque, au
point de créer un lien quasi organique
entre les deux notions...
MONA OZOUF : Oui, si Jules Ferry
n'invente pas l'école pour tous, il crée
l'école laïque de la République, ce lieu
d'intégration et de formation du citoyen
qu'avait déjà défini la Révolution. Par
ailleurs, on ne peut comprendre l'intensité
des passions soulevées par la
question de l'école au moment du vote des
lois Ferry sans tenir compte du contexte
politique des années 1870-1880.
Après la guerre de 1870 perdue contre
la Prusse, et pendant l'Ordre Moral,
l'offensive catholique s'appuie sur l'idée
que la défaite de la France - châtiment
de Dieu - est largement imputable aux
mauvais instituteurs. Déjà sous la
monarchie de Juillet, Montalembert - le
champion de la liberté de l'enseignement - opposait
l'armée défaitiste et
démoralisatrice des instituteurs à l'armée
des prêtres... L'Église de la fin du XlXe
siècle jette tout le poids de son système
d'enseignement dans son combat contre
la République. Dans ce climat, la laïcité
devient la pierre de touche des lois Ferry
(1881-1886) qui imposent aussi la gratuité
et l'obligation.
L'HISTOIRE : La séparation de l'église et
de l'État, en 1905, achèvera cette oeuvre
laïque...
MONA OZOUF : La séparation est une
extension de la laïcité de l'école à l'État.
Pour l'heure, l'école laïque de Jules
Ferry, c'est d'abord la laïcité du local
dont l'entrée est interdite aux prêtres et
aux congréganistes - plus tard viendra
la laïcité des maîtres ; c'est surtout la laïcité
des programmes qui a provoqué une
vive controverse ; fallait-il ou non inscrire
Dieu au programme ? Pouvait-on
concevoir un enseignement moral séparé
de l'enseignement religieux ? Jules Ferry,
Jean Macé et les autres auteurs de la
législation laïque n'étaient pas des matérialistes.
Mais la logique du combat politique
les a conduits à séparer l'éducation
religieuse de l'éducation morale, alors
que leurs convictions ne les poussaient
pas dans ce sens.
L'HISTOIRE : L'école de Jules Ferry est
aussi un formidable instrument au service de
l'intégration nationale, Qu'ils
soient Bretons ou Basques, les enfants
français passent tous par la même école.
MONA OZOUF : Aux yeux de Jules Ferry,
les appartenances régionales ne menacent
pas le moins du monde l'unité nationale.
La France ne lui semble pas non plus
déchirée par un affrontement social,
opinion pour le moins originale au sortir
de la Commune. C'est la mémoire historique
qui lui paraît créer deux France,
de part et d'autre de la grande fracture
de 1789. Pour réconcilier ces deux jeunesses,
élevées l'une dans la révérence et
l'autre dans la répulsion de 1789, Jules
Ferry veut constituer des souvenirs communs
aux petits Français. D'où son attachement
à l'enseignement de l'histoire
précédant la Révolution, pour y montrer,
comme le fait Lavisse, tous les changements
qui préparent souterrainement
l'avènement de la liberté moderne.
L'HISTOIRE : Et qui sont donc les instituteurs
de l'école créée par Jules Ferry ,
Quel sorte de corps forment ceux qu'on
appellera bientôt les "hussards noirs de
la République" ?
MONA OZOUF : Je ne crois pas que le
portrait politique des instituteurs, tel
qu'il est présenté par la droite ou par la
gauche, soit tout à fait exact. Les instituteurs
de la Belle Époque ne sont ni des
agents de l'irréligion organisée ni de
farouches défenseurs d'une doctrine
républicaine pure et dure.
Mais on doit constater que ce corps,
encore fort disparate en 1886 (on compte
alors parmi eux nombre de congréganistes),
a très vite lié son sort à celui de la
République démocratique. Je vois
d'abord une raison technique à ce phénomène :
en les plaçant sous l'autorité de
la hiérarchie académique, la République
a libéré les maîtres d'école de tutelles
locales souvent insupportables, qui les
exposaient à être déplacés au gré des
affrontements de clochers. Mais il y a,
à mon sens, une seconde raison, d'ordre
philosophique : une parenté profonde
entre le métier d'instituteur et la croyance
centrale de la République, soit la foi dans
le progrès. Le maître d'école le plus
modeste est convaincu qu'il a le pouvoir
de noter, d'observer et d'organiser la
progression du savoir enfantin et qu'il
s'agit d'autant de victoires remportées
sur l'ignorance et la superstition. Tout
comme la République française se fonde
sur le progrès des sciences et de la
Raison.
L'HISTOIRE : Le laïcisme offensif et anticlérical
de l'école ferryste semble cependant
avoir perdu beaucoup de son
contenu au cours du XXe siècle. De
quand peut-on dater la fin de l'impératif
laïque en matière scolaire ?
MONA OZOUF : Dès la fin de la Première
Guerre mondiale, les catholiques ont
repris l'offensive contre l'école laïque et
la loi de séparation de l'Église et de l'État
en revendiquant des subventions pour
l'enseignement privé. Au début des années 1920,
le gouvernement accorde une subvention à l'enseignement
technique privé. C'est autour de cette petite décision
qui a fait jurisprudence que
s'organiseront ensuite tous les débats. En
ce sens, les mesures prises sous le gouvernement
de Vichy en 1941 pour octroyer
des subventions aux écoles privées accentuent
une évolution mais n'innovent pas
autant qu'on le dit. Les décisions de
Vichy ayant été abrogées à la Libération,
les deux étapes importantes sont, ensuite,
la loi Barragé du 10 septembre 1951 (qui
accorde une subvention à toute famille
ayant un enfant dans l'enseignement primaire,
pubic ou privé) et, surtout, la loi Debré du
24 décembre 1959.
LES HUSSARDS NOIRS DE LA RÉPUBLIQUE
La loi Debré fait de la subvention de
l'État aux écoles privées la reconnaissance
d'un service rendu à la collectivité.
L'esprit en est ambigu (la loi admet le
caractère propre de l'établissement privé
subventionné tout en lui imposant par un
contrat des exigences de caractère laïque,
comme la séparation stricte des matières
profanes et religieuses. Mais il transforme
radicalement les termes du débat
sur la laïcité. Les manifestations organisées
en 1984 contre le projet de loi
Savary, qui prévoyait la création d'un
grand service public unifié en matière
scolaire, prouvent que les Français ont
profondément intégré cette idée d'une
école plurielle. Car, à mon sens, c'est la
pluralité de l'école, au sens consumériste
du terme, et non l'enseignement catholique
en tant que tel, qu'ils ont défendue
dans la rue.
L'HISTOIRE : La remise en cause du
modèle de l'école ferryste ne se limite pas
à la question de la laïcité. Dans les années
196O et 1970, on a, pêle-mêle, accusé
l'école de n'être qu'un instrument de
reproduction sociale ou d'avoir assassiné
les cultures régionales en France...
MONA OZOUF : Le procès était double.
Et d'autant plus inattendu qu'il était
intenté par des fils de l'école laïque.
D'une part, il s'attaquait à une image
républicaine sacrée, celle de l'enfant du
peuple ramenant tous les prix lors de la distribution
annuelle alors que le fils des
notables n'en remporte aucun. On a
avancé que cette vision de l'émancipation
sociale par l'école était une illusion statistique,
que la société capitaliste s'était
donné l'école qui lui convenait, avec un
réseau scolaire destiné aux enfants du
peuple et un autre réservé aux enfants de
la bourgeoisie. On oubliait sans doute
que, si l'image ne correspondait pas à la
réalité chiffrée, elle n'en conservait pas
moins une force mobilisatrice extraordinaire.
D'autre part, on a reproché à l'école
d'être une société close, semblable à la
caserne ou à la prison, avec des procédés de
dressage et d'encadrement qui
répriment toute singularité, et notamment les
identités régionales des terroirs
français. A ce propos, on a même parlé
de "génocide" culturel... Mettre l'école
au centre de ce procès revient à se tromper
de cible. Car c'est tout simplement
la culture de la réussite qui homogénéise
nos sociétés - en privilégiant la ville sur
le terroir, la langue française sur les langues
régionales - et non la seule école.
Ce double procès, souvent outré, appartient à la
mythologie noire de l'école qui
s'est développée durant quelques années.
L'HISTOIRE : Il semble qu'il se soit produit un
renversement complet depuis
lors : l'école de Jules Ferry est
aujourd'hui glorifiée au point qu'on la
propose comme un modèle apte à répondre aux nouveaux
défis que doit affronter la société française...
MONA OZOUF: Oui. Et si l'école républicaine ne
mérite sûrement pas l'excès
d'indignité dont témoignaient les remises en
cause des années 1970, elle ne
mérite pas non plus cet excès d'honneur.
Ses réussites sont indéniables. Pourtant
je nuancerais volontiers l'apologie qu'en
font certains. Je conviens que l'enseignement de
l'universalité des valeurs est un
idéal plus haut que l'exaltation des différences
particulières, mais le traitement
brutal qu'a réservé l'école laïque à ces
différences, en pays breton ou en pays
basque, sans parler de nos colonies, ne
me paraît pas le chemin le plus intelligent
vers l'universalité. Quant à l'irénisme
social qui imprégnait tous les manuels
scolaires, doit-on l'approuver au nom des
vertus de l'obéissance.
Les gens qui dressent aujourd'hui une
nouvelle statue à Jules Ferry sont à la
recherche d'un modèle idéologique de
substitution. La défaite de l'idée révolutionnaire face à l'idée
démocratique n'y
est sans doute pas étrangère : la gauche
française redécouvre la grande fierté
qu'est pour elle l'école républicaine au
moment où elle doit admettre qu'elle a
eu tort de mépriser les libertés "formelles"
au profit des libertés "réelles". Reste que nous ne
pouvons pas revenir en arrière et retrouver la
bonne conscience des premiers temps de l'école
républicaine. Après les tragédies du XXe siècle,
comment croire encore que
l'apprentissage de la lecture constitue la
clef des libertés politiques ? Et le suffrage
universel la garantie du bonheur social ?
Il est un peu court de penser que ce
modèle idéologique peut nous servir de
philosophie pour parvenir, par exemple,
à intégrer les immigrés à la nation.
L'HISTOIRE : A ce propos, la récente
affaire des foulards islamiques du
collège de Creil a posé avec acuité, à travers les problèmes de
l'intégration d'immigrés musulmans, la question de la
laïcité, Doit-on recommencer à tenir le
discours laïque intransigeant de l'école de
Jules Ferry ?
MONA OZOUF : L'intégrisme me fait horreur et j'ai été élevée dans un
milieu républicain laïque. Sur "l'affaire des
foulards", ma réaction la plus spontanée aurait été de dire :
"Des blouses grises pour tout le monde et qu'on n'en
parle plus." Mais je sais cette réaction
stupide. Si j'avais à me prononcer, je
préférerais donc que l'on tolère quelques
foulards - ce que les hommes de la
Révolution auraient appelé des "signes
extérieurs" - à condition que l'on en
profite pour redéfinir sans complaisance
les règles de la vie commune à l'école.
L'HISTOIRE : Vous pensez donc que la
redéfinition de la laïcité s'impose
aujourd'hui ?
MONA OZOUF : Je crois, en effet, que les
Français ont pris l'habitude de penser
une laïcité combattante parce que définie
dans l'affrontement entre l'Église et
l'État. Or cette bataille est terminée
depuis plus d'un quart de siècle, l'enseignement
privé est subventionné par l'État.
Dès lors, il convient d'approfondir
notre conception de la laïcité à l'école.
On peut en donner une définition minimale:
l'ouverture d'un espace neutre où
coexistent des différences culturelles,
d'opinion ou autres. Cette première définition
demeure insuffisante, car la laïcité
suppose non seulement d'autoriser la
confrontation, mais encore de la
favoriser.
Après la Révolution, cette attitude a
été longtemps impossible à tenir : pendant
près de deux siècles, en effet, tout
conflit d'opinion paraissait gros d'une
remise en cause de la forme du régime
politique, c'était particulièrement vrai
du conflit scolaire. Et l'intolérance de la
société française à l'égard du pluralisme,
l'extraordinaire attachement des Français
à l'unité viennent aussi de là. Aujourd'hui,
l'accord sur les institutions et
la forme républicaine du régime est tel
que nous n'avons plus à craindre cela.
La laïcité reste bien un combat, mais il
ne s'agit plus du combat de Ferry, il
s'agit du combat que chacun doit livrer
pour organiser des espaces de confrontation.
Le philosophe Edgar Morin écrivait
récemment, à propos de l'affaire des foulards,
que la culture de la laïcité était une
culture de la question et non de la
réponse. Je le reprendrais volontiers à
mon compte: la laïcité a parfois oublié
qu'elle était une culture de la question au
point de développer, face au dogmatisme
de l'Église, son propre dogmatisme.