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Pourquoi l'école de Jules Ferry divise la France
Mona Ozouf

L'Histoire No 130, Février 1990.
(Propos recueillis par Hélène Coulonjou.)

Depuis près de deux siècles, l'école est au centre des passions françaises. L'échec de la "loi Savary", provoqué par les grandes manifestations de l'été 1984, laissait penser que les Français avaient définitivement clos la querelle scolaire qui opposait les partisans de l'école "libre" à ceux d'un "grand service public unifié"; en un mot, l'Église catholique à l'État laïque. Mais très récemment, "l'affaire des foulards de Creil" a remis l'école à l'ordre du jour (cf, L'Histoire nO 128, p. 88). Le modèle de l'école à la Jules Ferry allait-il être rejeté ? Allait-on abandonner la neutralité et la fonction intégratrice de l'instruction publique. Soyons clairs : au-delà de cette polémique se profile la question de l'assimilation des étrangers.

Voilà pourquoi nous avons demandé à MONA OZOUF de retracer les difficiles rapports que les Français entretiennent avec leur école depuis la Révolution. On verra que nombre d'idées reçues sont remises ici à leur place : l'alphabétisation n'a pas commencé avec la République; Jules Ferry n'a pas inventé l'école pour tous; la fin de l'affrontement entre l'Église et l'État exige aujourd'hui de redéfinir la laïcité, etc. Philosophe et historienne, MONA OZOUF est directeur de recherche au CNRS. Avec François Furet, elle a codirigé le Dictionnaire critique de la Révolution française (Flammarion, 1988) qui fait autorité. Après La Fête révolutionnaire, 1789-1799 (Gallimard, 1976) et L'école de la France. Essais sur la révolution, l'utopie et l'enseignement (Gallimard, 1984), elle vient de publier L'Homme régénéré. Essais sur la Révolution française (Gallimard, 1989).

L'HISTOIRE : A lire les historiens républicains du XIXe siècle, on a parfois l'impression que la France de l'Ancien Régime était peuplée d'illettrés, en proie aux croyances superstitieuses les plus obscurantistes... Qu'en est-il, en réalité, de l'éducation des Français à la veille de la Révolution ?
MONA OZOUF : L'éducation des Français se porte beaucoup mieux que ne l'ont ensuite dit ou supposé les partisans de la Révolution. Il est faux de prétendre que l'alphabétisation a été l'oeuvre de la seule République. Sous l'Ancien Régime l'école primaire est, en effet, l'objet d'un triple investissement : de la part de l'Église, de l'État et, phénomène beaucoup moins connu, de la part des communautés d'habitants.
L'Église catholique joue alors un rôle majeur. D'abord parce qu'elle est présente jusque dans les plus petites paroisses et dispose ainsi d'une infrastructure essentielle. Ensuite, parce qu'elle a eu à répondre au défi protestant, donc à élaborer une véritable philosophie de l'école qui n'existe nulle part ailleurs sous l'Ancien Régime et dont la finalité chrétienne et morale vise à normaliser les comportements. Au regard de cette présence de l'Église, l'État paraît traîner les pieds. Même les administrateurs éclairés ne considèrent pas que l'école fait nécessairement partie de l'arsenal de la modernisation de l'État. D'autant qu'ils se méfient de l'instruction populaire dont ils craignent qu'elle fasse naître des espérances illusoires.
Enfin, il y a le rôle souvent négligé et fondamental des communautés d'habitants. Ce sont elles qui prennent l'initiative d'engager les maîtres d'école, avant que ceux-ci soient approuvés par les autorités ecclésiastiques. D'où l'inégalité régionale qui règne en matière d'éducation: à une France du Nord-Est dont les communautés d'habitants sont très actives et qui se trouve largement alphabétisée s'oppose une France du Sud-Ouest retardataire.
J'ajoute que l'école de l'Ancien Régime est très différente de celle que nous connaissons aujourd'hui. Elle correspond à peine à un espace - une grange ou le coin d'un champ peuvent faire l'affaire - à un temps scolaire - elle ouvre de la Toussaint à Pâques, et encore de manière intermittente - à un métier - le maître fait office de coadjuteur du curé, de sacristain - enfin, l'école ne propose aucun programme défini - le catéchisme en constitue l'essentiel, puis l'apprentissage de la lecture, de l'écriture, éventuellement du calcul.

L'HISTOIRE : Parmi les projets éducatifs révolutionnaires, on connaît surtout aujourd'hui, celui de Condorcet, peut-être parce que l'homme vient d'être panthéonisé et bénéficie d'une sorte de réhabilitation, Mais le projet de Condorcet est-il représentatif des ambitions scolaires de la Révolution ?
MONA OZOUF : Non, car Condorcet reste isolé. Il s'agit d'ailleurs d'un projet malchanceux puisque son auteur, qui y travaillait depuis 1791, le présente à l'Assemblée législative le 20 avril 1792, jour de la déclaration de guerre à l'Autriche !
Cela dit, nous reconnaissons aujourd'hui beaucoup de nos préoccupations dans ce projet extraordinairement cohérent et novateur. Condorcet propose l'entière gratuité d'un enseignement qui serait identique pour les filles et les garçons, disposition tout à fait radicale, et Condorcet est presque le seul, parmi les révolutionnaires, à penser l'égalité des sexes. Il envisage aussi une éducation rigoureusement étrangère à tout principe confessionnel. Ce libéral redoute à tel point le dogmatisme qu'il se méfie même d'une possible emprise de l'État issu de la Révolution et de ce qu'il appelle "l'enthousiasme" révolutionnaire, auquel il oppose la Raison. Il écarte donc d'emblée tout enseignement dont le contenu pourrait faire l'objet d'un culte. Enfin, il ne préconise pas l'obligation scolaire. Non parce qu'il ne croit pas à l'instruction de tous. Mais parce qu'il prévoit déjà le formidable effet d'entraînement de l'éducation et nous savons bien qu'aujourd'hui, la demande sociale de scolarisation des enfants a débordé le cadre de l'obligation.

L'HISTOIRE : On qualifie souvent notre école républicaine d'école "jacobine", c'est-à-dire centralisatrice et normalisatrice, Mais, face aux propositions libérales de Condorcet, y a-t-il jamais eu un projet d'école élaboré par les jacobins ?
MONA OZOUF : Les révolutionnaires n'ont pas eu le temps de le mettre en oeuvre, mais il a bien existé un projet d'école jacobine, dont les propositions de Le Peletier de Saint-Fargeau sont l'illustration exemplaire. Le rayonnement du projet de Le Peletier tient à ce qu'il émane d'un martyr de la Révolution, un régicide assassiné la veille de l'exécution du roi, et qu'il est, six mois après la mort de son auteur, défendu à la tribune de la Convention par Robespierre en personne !
Il s'agit d'un projet complètement englobant, qui prévoit le monopole de l'État sur l'enseignement, l'obligation scolaire absolue et le placement des écoliers dans des internats de type spartiate (des "maisons d'égalité") où tous les enfants seront astreints aux mêmes règles pour y faire l'apprentissage de l'austérité, de la frugalité et de l'endurance, vertus supposées républicaines. Ce projet ne verra pas le jour. Mais il demeure le modèle le plus achevé de l'intégration de l'enfant, arraché à sa famille et soumis à un impératif central: la formation du citoyen, voire de "l'homme nouveau".

L'HISTOIRE: Après la chute de Robespierre, en juillet 1794, les thermidoriens abandonnent-i1s cette obsession pédagogique de la Révolution qui tend à former un "homme nouveau" ?
MONA OZOUF: Absolument pas. Il est vrai que Thermidor marque un recul des ambitions révolutionnaires dans certains domaines. La Constitution de l'an III celle du Directoire, abandonne, par exemple, les principes d'obligation et de gratuité scolaires. C'est-à-dire que la rétribution des maîtres d'école est laissée à la charge des familles. Mais il s'agit plus de réalisme que d'abdication : l'État n'a tout simplement pas les moyens nécessaires pour satisfaire une demande générale d'instruction. Ainsi, par pragmatisme, Thermidor invente un modèle promis à un bel avenir : la concurrence entre l'école d'État et l'école traditionnelle des communautés rurales, dominée par l'Église.
En revanche, les thermidoriens ne renoncent pas du tout à la formation d'un "homme nouveau". Leur obsession pédagogique se révèle peut-être d'autant plus vive qu'ils ne disposent plus de la Terreur pour purger la société de ses éléments contre-révolutionnaires. D'où leur acharnement à imposer aux masses rurales le calendrier républicain où les fêtes révolutionnaires sont destinées à remplacer les fêtes religieuses. Dans ce cadre, l'école, instrument de la formation du citoyen, devient le lieu d'un investissement politique formidable.

L'HISTOIRE : En ce sens, le Consulat et l'Empire marquent-ils une rupture ou une continuité par rapport à la période révolutionnaire ?
MONA OZOUF : Il existe en France une permanence dont la compréhension est indispensable à l'explication des passions que soulève la question scolaire : la Révolution a inventé l'école comme enjeu politique. Et les Français continueront ensuite à lui demander beaucoup plus que la simple transmission des savoirs élémentaires, ils lui demanderont de faire advenir un homme régénéré. On comprend là pourquoi partisans et adversaires de l'enseignement public partagent, sans le savoir, une même conviction : l'école a le pouvoir de changer la société.
La manière dont Napoléon traite le problème scolaire témoigne d'ailleurs de cette certitude. Aux yeux du Premier Consul, puis de l'Empereur, l'école est l'instrument de la cohésion nationale. C'est pourquoi il tient à ce que l'État ait le monopole de l'enseignement. Mais ce monopole aura une base... confessionnelle. Car Napoléon sait qu'il n'a pas, plus que les révolutionnaires, les moyens de créer un réseau scolaire complet. Il laisse donc subsister les écoles privées, mais les soumet au contrôle de l'État. L'Église accepte de se conformer à cette règle, manifestant en cela le même réalisme que l'Empereur : la situation de quasi-désespérance dans laquelle elle se trouve au sortir de la Révolution lui impose de se rapprocher de l'État pour pouvoir durer.

L'HISTOIRE: Tout au long du XIXe siècle, c'est pourtant le drapeau de la liberté de l'enseignement que brandissent les catholiques...
MONA OZOUF : Oui, car la situation politique évolue en faveur de l'Église. Et, à dater du tournant libéral pris sous la Restauration, vers 1827, la revendication de la liberté de l'enseignement confessionnel devient pour elle un moyen de s'affirmer, comme l'acceptation du contrôle de l'État avait été un moyen de durer.
LA VICTOIRE DU PARTI CATHOLIQUE
Or, en 1830, si les hommes de la monarchie de Juillet ont inscrit la liberté de l'enseignement dans la Charte constitutionnelle octroyée aux Français par Louis-Philippe, ils s'accommodent fort bien du monopole une fois installés au pouvoir. Et la querelle recommence. En 1833, la loi Guizot marque une première victoire du parti catholique. Victoire partielle, car elle n'accorde la liberté de l'enseignement qu'à l'école primaire. Mais victoire tout de même, qui déplace le débat vers le secondaire et provoque une levée de boucliers dans le camp adverse : les professeurs anticléricaux, comme Victor Cousin, Edgard Quinet, Michelet, forment un front commun pour résister à l'offensive catholique. C'est, paradoxalement, la IIe République (1848-1852) qui donne satisfaction aux aspirations de la bourgeoisie libérale, avec la loi Falloux (1850). Celle-ci accorde, en effet, la liberté à l'enseignement secondaire et crée un régime très favorable à l'Église : l'enseignement privé s'émancipe complètement de l'État, mais les autorités ecclésiastiques accentuent leur surveillance sur l'école publique.
Adolphe Thiers est tout à fait représentatif des revirements de l'opinion bourgeoise qui ont permis cette évolution de la question scolaire au XIXe siècle : hostile au monopole sous l'Empire, puis favorable au maintien de ce monopole sous la monarchie de Juillet, il prend parti pour la liberté de l'enseignement sous la IIe République après les journées d'émeute de juin 1848 qui provoquent, chez lui comme chez tant d'autres, un réflexe de conservation sociale.
Le triomphe catholique est cependant de courte durée, arrêté par la nomination inattendue de Victor Duruy à l'Instruction publique sous le Second Empire. Libéral et anticlérical, Victor Duruy fait de ses réformes de l'enseignement une arme dirigée à la fois contre les catholiques et, surtout, contre les républicains qu'il prive de leur argument essentiel. Cela dit, Victor Duruy ne touche pas à l'armature de la loi Falloux. Ses réformes n'en provoquent pas moins la colère des catholiques : il soumet à l'inspection les écoles libres qui tiennent lieu d'écoles publiques, il s'oppose au remplacement des instituteurs laïques par des congréganistes.

L'HISTOIRE : La passion extrême du débat ne semble pas empêcher une évolution constante au cours du XIXe siècle : l'instruction devient progressivement accessible au plus grand nombre, Car, enfin, et en dépit de leurs différences politiques, Guizot, Falloux et Duruy ne partagent-ils pas le souci d'étendre la scolarisation ?
MONA OZOUF : En effet. L'affrontement entre l'Église et l'État sur la question de l'école est une chose. L'extension du réseau scolaire sur tout le territoire français en est une autre. Guizot, Duruy et même Falloux complètent chacun ce réseau. Une des dispositions les plus importantes de la loi Guizot (1833) consiste à imposer l'ouverture d'une école de garçons dans les communes de plus de 500 habitants. On renoue ici avec l'idée, née sous la Révolution, qu'il existe un rapport entre une population donnée et un nombre souhaitable d'écoles. Protestant et libéral, Guizot croit à la progression du savoir. Il pense d'ailleurs qu'elle va de pair avec le maintien de l'ordre social. Falloux transforme la réforme de Guizot dans un sens clérical ; sa loi stipule que si une commune de plus de 500 habitants possède déjà une école privée, l'ouverture d'une école publique n'y est pas nécessaire. Ce même Falloux, pourtant, fait obligation aux communes de plus de 800 habitants d'ouvrir une école de filles. Et Duruy étendra cette disposition aux communes de plus de 500 habitants...

L'HISTOIRE : Avant même Jules Ferry que l'on crédite d'avoir imposé la scolarité à tous les enfants, beaucoup de petits Français vont donc à l'école...
MONA OZOUF : On pourrait presque dire, en effet, que, dans ce domaine, Jules Ferry s'est contenté de compléter la législation. En 1870, la grande majorité des enfants français sont déjà scolarisés et, la plupart du temps, dans une école publique. L'oeuvre des prédécesseurs de Jules Ferry traduit, en fait, la prise en compte d'une demande sociale, véritable moteur de l'extension du réseau scolaire. Par delà la véhémence des querelles sur l'école, deux idées fondamentales ont émergé au cours du XIXe siècle: la nécessité d'une formation homogène des maîtres sur l'ensemble du territoire national (la création des Écoles normales de garçons remonte à Guizot) ; l'impératif d'un curriculum scolaire unifié. Et l'immense débat sur l'obligation scolaire qui agite les débuts de la IIIe République surgit au moment où la question est déjà presque réglée dans les faits, même si l'école n'est pas encore dans ce cadre aux emplois du temps et aux programmes stricts que définira Ferry.

L'HISTOIRE: Est-ce, alors, la question de la laïcité qui provoque tant de passions dans les années 1880 ? Car le combat des républicains pour l'installation et la consolidation du régime semble passer par la victoire de l'école laïque, au point de créer un lien quasi organique entre les deux notions...
MONA OZOUF : Oui, si Jules Ferry n'invente pas l'école pour tous, il crée l'école laïque de la République, ce lieu d'intégration et de formation du citoyen qu'avait déjà défini la Révolution. Par ailleurs, on ne peut comprendre l'intensité des passions soulevées par la question de l'école au moment du vote des lois Ferry sans tenir compte du contexte politique des années 1870-1880. Après la guerre de 1870 perdue contre la Prusse, et pendant l'Ordre Moral, l'offensive catholique s'appuie sur l'idée que la défaite de la France - châtiment de Dieu - est largement imputable aux mauvais instituteurs. Déjà sous la monarchie de Juillet, Montalembert - le champion de la liberté de l'enseignement - opposait l'armée défaitiste et démoralisatrice des instituteurs à l'armée des prêtres... L'Église de la fin du XlXe siècle jette tout le poids de son système d'enseignement dans son combat contre la République. Dans ce climat, la laïcité devient la pierre de touche des lois Ferry (1881-1886) qui imposent aussi la gratuité et l'obligation.

L'HISTOIRE : La séparation de l'église et de l'État, en 1905, achèvera cette oeuvre laïque...
MONA OZOUF : La séparation est une extension de la laïcité de l'école à l'État. Pour l'heure, l'école laïque de Jules Ferry, c'est d'abord la laïcité du local dont l'entrée est interdite aux prêtres et aux congréganistes - plus tard viendra la laïcité des maîtres ; c'est surtout la laïcité des programmes qui a provoqué une vive controverse ; fallait-il ou non inscrire Dieu au programme ? Pouvait-on concevoir un enseignement moral séparé de l'enseignement religieux ? Jules Ferry, Jean Macé et les autres auteurs de la législation laïque n'étaient pas des matérialistes. Mais la logique du combat politique les a conduits à séparer l'éducation religieuse de l'éducation morale, alors que leurs convictions ne les poussaient pas dans ce sens.

L'HISTOIRE : L'école de Jules Ferry est aussi un formidable instrument au service de l'intégration nationale, Qu'ils soient Bretons ou Basques, les enfants français passent tous par la même école.
MONA OZOUF : Aux yeux de Jules Ferry, les appartenances régionales ne menacent pas le moins du monde l'unité nationale. La France ne lui semble pas non plus déchirée par un affrontement social, opinion pour le moins originale au sortir de la Commune. C'est la mémoire historique qui lui paraît créer deux France, de part et d'autre de la grande fracture de 1789. Pour réconcilier ces deux jeunesses, élevées l'une dans la révérence et l'autre dans la répulsion de 1789, Jules Ferry veut constituer des souvenirs communs aux petits Français. D'où son attachement à l'enseignement de l'histoire précédant la Révolution, pour y montrer, comme le fait Lavisse, tous les changements qui préparent souterrainement l'avènement de la liberté moderne.

L'HISTOIRE : Et qui sont donc les instituteurs de l'école créée par Jules Ferry , Quel sorte de corps forment ceux qu'on appellera bientôt les "hussards noirs de la République" ?
MONA OZOUF : Je ne crois pas que le portrait politique des instituteurs, tel qu'il est présenté par la droite ou par la gauche, soit tout à fait exact. Les instituteurs de la Belle Époque ne sont ni des agents de l'irréligion organisée ni de farouches défenseurs d'une doctrine républicaine pure et dure.
Mais on doit constater que ce corps, encore fort disparate en 1886 (on compte alors parmi eux nombre de congréganistes), a très vite lié son sort à celui de la République démocratique. Je vois d'abord une raison technique à ce phénomène : en les plaçant sous l'autorité de la hiérarchie académique, la République a libéré les maîtres d'école de tutelles locales souvent insupportables, qui les exposaient à être déplacés au gré des affrontements de clochers. Mais il y a, à mon sens, une seconde raison, d'ordre philosophique : une parenté profonde entre le métier d'instituteur et la croyance centrale de la République, soit la foi dans le progrès. Le maître d'école le plus modeste est convaincu qu'il a le pouvoir de noter, d'observer et d'organiser la progression du savoir enfantin et qu'il s'agit d'autant de victoires remportées sur l'ignorance et la superstition. Tout comme la République française se fonde sur le progrès des sciences et de la Raison.

L'HISTOIRE : Le laïcisme offensif et anticlérical de l'école ferryste semble cependant avoir perdu beaucoup de son contenu au cours du XXe siècle. De quand peut-on dater la fin de l'impératif laïque en matière scolaire ?
MONA OZOUF : Dès la fin de la Première Guerre mondiale, les catholiques ont repris l'offensive contre l'école laïque et la loi de séparation de l'Église et de l'État en revendiquant des subventions pour l'enseignement privé. Au début des années 1920, le gouvernement accorde une subvention à l'enseignement technique privé. C'est autour de cette petite décision qui a fait jurisprudence que s'organiseront ensuite tous les débats. En ce sens, les mesures prises sous le gouvernement de Vichy en 1941 pour octroyer des subventions aux écoles privées accentuent une évolution mais n'innovent pas autant qu'on le dit. Les décisions de Vichy ayant été abrogées à la Libération, les deux étapes importantes sont, ensuite, la loi Barragé du 10 septembre 1951 (qui accorde une subvention à toute famille ayant un enfant dans l'enseignement primaire, pubic ou privé) et, surtout, la loi Debré du 24 décembre 1959.
LES HUSSARDS NOIRS DE LA RÉPUBLIQUE
La loi Debré fait de la subvention de l'État aux écoles privées la reconnaissance d'un service rendu à la collectivité. L'esprit en est ambigu (la loi admet le caractère propre de l'établissement privé subventionné tout en lui imposant par un contrat des exigences de caractère laïque, comme la séparation stricte des matières profanes et religieuses. Mais il transforme radicalement les termes du débat sur la laïcité. Les manifestations organisées en 1984 contre le projet de loi Savary, qui prévoyait la création d'un grand service public unifié en matière scolaire, prouvent que les Français ont profondément intégré cette idée d'une école plurielle. Car, à mon sens, c'est la pluralité de l'école, au sens consumériste du terme, et non l'enseignement catholique en tant que tel, qu'ils ont défendue dans la rue.

L'HISTOIRE : La remise en cause du modèle de l'école ferryste ne se limite pas à la question de la laïcité. Dans les années 196O et 1970, on a, pêle-mêle, accusé l'école de n'être qu'un instrument de reproduction sociale ou d'avoir assassiné les cultures régionales en France...
MONA OZOUF : Le procès était double. Et d'autant plus inattendu qu'il était intenté par des fils de l'école laïque. D'une part, il s'attaquait à une image républicaine sacrée, celle de l'enfant du peuple ramenant tous les prix lors de la distribution annuelle alors que le fils des notables n'en remporte aucun. On a avancé que cette vision de l'émancipation sociale par l'école était une illusion statistique, que la société capitaliste s'était donné l'école qui lui convenait, avec un réseau scolaire destiné aux enfants du peuple et un autre réservé aux enfants de la bourgeoisie. On oubliait sans doute que, si l'image ne correspondait pas à la réalité chiffrée, elle n'en conservait pas moins une force mobilisatrice extraordinaire. D'autre part, on a reproché à l'école d'être une société close, semblable à la caserne ou à la prison, avec des procédés de dressage et d'encadrement qui répriment toute singularité, et notamment les identités régionales des terroirs français. A ce propos, on a même parlé de "génocide" culturel... Mettre l'école au centre de ce procès revient à se tromper de cible. Car c'est tout simplement la culture de la réussite qui homogénéise nos sociétés - en privilégiant la ville sur le terroir, la langue française sur les langues régionales - et non la seule école. Ce double procès, souvent outré, appartient à la mythologie noire de l'école qui s'est développée durant quelques années.

L'HISTOIRE : Il semble qu'il se soit produit un renversement complet depuis lors : l'école de Jules Ferry est aujourd'hui glorifiée au point qu'on la propose comme un modèle apte à répondre aux nouveaux défis que doit affronter la société française...
MONA OZOUF: Oui. Et si l'école républicaine ne mérite sûrement pas l'excès d'indignité dont témoignaient les remises en cause des années 1970, elle ne mérite pas non plus cet excès d'honneur. Ses réussites sont indéniables. Pourtant je nuancerais volontiers l'apologie qu'en font certains. Je conviens que l'enseignement de l'universalité des valeurs est un idéal plus haut que l'exaltation des différences particulières, mais le traitement brutal qu'a réservé l'école laïque à ces différences, en pays breton ou en pays basque, sans parler de nos colonies, ne me paraît pas le chemin le plus intelligent vers l'universalité. Quant à l'irénisme social qui imprégnait tous les manuels scolaires, doit-on l'approuver au nom des vertus de l'obéissance.
Les gens qui dressent aujourd'hui une nouvelle statue à Jules Ferry sont à la recherche d'un modèle idéologique de substitution. La défaite de l'idée révolutionnaire face à l'idée démocratique n'y est sans doute pas étrangère : la gauche française redécouvre la grande fierté qu'est pour elle l'école républicaine au moment où elle doit admettre qu'elle a eu tort de mépriser les libertés "formelles" au profit des libertés "réelles". Reste que nous ne pouvons pas revenir en arrière et retrouver la bonne conscience des premiers temps de l'école républicaine. Après les tragédies du XXe siècle, comment croire encore que l'apprentissage de la lecture constitue la clef des libertés politiques ? Et le suffrage universel la garantie du bonheur social ? Il est un peu court de penser que ce modèle idéologique peut nous servir de philosophie pour parvenir, par exemple, à intégrer les immigrés à la nation.

L'HISTOIRE : A ce propos, la récente affaire des foulards islamiques du collège de Creil a posé avec acuité, à travers les problèmes de l'intégration d'immigrés musulmans, la question de la laïcité, Doit-on recommencer à tenir le discours laïque intransigeant de l'école de Jules Ferry ?
MONA OZOUF : L'intégrisme me fait horreur et j'ai été élevée dans un milieu républicain laïque. Sur "l'affaire des foulards", ma réaction la plus spontanée aurait été de dire : "Des blouses grises pour tout le monde et qu'on n'en parle plus." Mais je sais cette réaction stupide. Si j'avais à me prononcer, je préférerais donc que l'on tolère quelques foulards - ce que les hommes de la Révolution auraient appelé des "signes extérieurs" - à condition que l'on en profite pour redéfinir sans complaisance les règles de la vie commune à l'école.

L'HISTOIRE : Vous pensez donc que la redéfinition de la laïcité s'impose aujourd'hui ?
MONA OZOUF : Je crois, en effet, que les Français ont pris l'habitude de penser une laïcité combattante parce que définie dans l'affrontement entre l'Église et l'État. Or cette bataille est terminée depuis plus d'un quart de siècle, l'enseignement privé est subventionné par l'État.
Dès lors, il convient d'approfondir notre conception de la laïcité à l'école. On peut en donner une définition minimale: l'ouverture d'un espace neutre où coexistent des différences culturelles, d'opinion ou autres. Cette première définition demeure insuffisante, car la laïcité suppose non seulement d'autoriser la confrontation, mais encore de la favoriser.
Après la Révolution, cette attitude a été longtemps impossible à tenir : pendant près de deux siècles, en effet, tout conflit d'opinion paraissait gros d'une remise en cause de la forme du régime politique, c'était particulièrement vrai du conflit scolaire. Et l'intolérance de la société française à l'égard du pluralisme, l'extraordinaire attachement des Français à l'unité viennent aussi de là. Aujourd'hui, l'accord sur les institutions et la forme républicaine du régime est tel que nous n'avons plus à craindre cela. La laïcité reste bien un combat, mais il ne s'agit plus du combat de Ferry, il s'agit du combat que chacun doit livrer pour organiser des espaces de confrontation. Le philosophe Edgar Morin écrivait récemment, à propos de l'affaire des foulards, que la culture de la laïcité était une culture de la question et non de la réponse. Je le reprendrais volontiers à mon compte: la laïcité a parfois oublié qu'elle était une culture de la question au point de développer, face au dogmatisme de l'Église, son propre dogmatisme.